III

 

Le bouquet de la fête du président Minard

 

Le jeune homme, comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent, reprit donc son récit à l’endroit où il l’avait laissé :

– Mon compatriote emporta la lettre, et, craignant d’être suivi, il s’enfuit par la Grand-Rue-Montmartre et gagna les quartiers déserts de la Grange-Batelière, où il put lire à son aise la lettre de monsieur le duc de Guise. Là seulement il s’aperçut, comme je m’en aperçus moi-même en la lisant, que cette lettre du duc de Guise ne faisait que servir d’enveloppe à une ordonnance du roi François II, comme vous allez le voir vous-mêmes, messieurs, quand je vous aurai donné connaissance de cette lettre ; car, la missive étant décachetée, mon ami crut avoir le droit de chercher, au juste, et de qui elle venait et à qui elle était adressée, afin de la porter lui-même, s’il y avait lieu, à son adresse, avec tous les égards dus à son souscripteur.

Alors, pour la seconde fois, l’Écossais tira le parchemin de sa poitrine, le déploya et lut ce qui suit :

 

À nos amés et féaux président en la Cour du parlement de Paris, avocats et procureurs du dit lieu.

De par le roi,

Nos amés et féaux, nous avons grande occasion de malcontentement de voir telles longueurs en la vuydange et expédition du procès pendant en notre Cour du parlement contre les conseillers détenus pour le fait de la religion, et mesmement en celui du conseiller Dubourg, et pour ce que nous désirons qu’il y soit mis une prompte fin ; à cette cause, nous vous mandons et enjoignons très expressément que, toute autre affaire cessant, vous ayez à procéder, vaquer et entendre au jugement de leurs dits procès, au nombre des juges qu’il a été et sera advisé par notre dite Cour, sans souffrir ni permettre qu’ils tirent en plus grande longueur, de manière que nous en puissions avoir autre et plus grande occasion de satisfaction que nous n’avons eue jusqu’ici.

Signé : François

 (Et, plus bas), de Laubespine.

 

– Comment, monsieur ! s’écria le président Minard redevenant fort à cette lecture d’une lettre qui donnait si grande raison à la condamnation qu’il venait de faire rendre, vous avez une pareille lettre depuis ce matin ?

– Depuis hier quatre heures de l’après-midi, monsieur ; permettez que, pour la gloire de la vérité, je rétablisse les faits.

– Vous avez une pareille lettre depuis hier quatre heures de l’après-midi, reprit le président avec la même intonation, et vous avez retardé jusqu’ici à la remettre ?

– Je vous répète, monsieur, dit le jeune homme en réintégrant la lettre dans son pourpoint, que vous ignorez encore à quel prix j’ai obtenu cette lettre et à quel prix je veux la donner.

– Alors, parlez donc, dit le président, et formulez votre désir à l’endroit de la récompense que vous réclamez pour une action qui, du reste, n’est que l’accomplissement d’un simple devoir.

– Ce n’est pas un devoir si simple que vous croyez, monsieur, reprit le jeune homme ; la même raison qui a fait désirer à mon compatriote que la lettre ne fût pas rendue au parlement existe encore, et, soit que le conseiller Anne Dubourg touche de si près mon compatriote, que sa mort lui doive être une grande douleur personnelle, soit que l’injustice du parlement lui semble un crime odieux et qu’alors sa persistance à garder la lettre ne vienne que du désir qu’a tout honnête homme d’empêcher une action infâme de se commettre, ou tout au moins d’y apporter un retard, s’il ne peut l’empêcher tout à fait, il a juré de ne remettre cette lettre que quand il aurait la certitude de la délivrance d’Anne Dubourg, et, en outre, de mettre à mort tous ceux qui s’opposeraient à la délivrance de ce conseiller...

« Et voilà même pourquoi il a tué Julien Fresne, non pas qu’il tînt pour personnellement coupable une créature aussi infime qu’un greffier ; mais, par cette mort, il a voulu prouver à de plus haut placés que Julien Fresne, que, n’ayant pas marchandé avec l’existence des petits, il ne marchanderait pas davantage avec la vie des grands.

Ici, le président fut vivement tenté de faire ouvrir la seconde fenêtre ; chaque cheveu de sa perruque blonde dégouttait de sueur comme une branche de saule dégoutte de pluie après l’orage ; mais, comme il pensa que ce n’était pas un remède suffisant à son émotion, il se contenta de jeter autour de la table des regards effarés qui demandaient de l’œil aux uns et aux autres quelle conduite il devait tenir vis-à-vis de cet Écossais qui avait un ami si féroce ; mais les convives, ne comprenant pas la pantomime du président Minard, ou refusant de la comprendre de peur de voir fondre sur eux toute une légion d’Écossais ; les convives, disons-nous, baissèrent les yeux et gardèrent un profond silence.

Cependant, un président du parlement, l’homme qu’on venait de proclamer le soutien le plus ferme de la foi et le plus grand citoyen de la France, cet homme-là ne pouvait pas laisser passer lâchement de telles menaces sans y répondre ; seulement, dans quelle mesure devait-il y répondre ? S’il se levait en faisant le tour de la table, et allait, contrairement à ses habitudes pacifiques, appréhender au corps ce menaçant Écossais, il courait risque que, se doutant de son projet, celui-ci ne tirât son épée du fourreau, ou ne décrochât un pistolet de sa ceinture ; et cela ne pouvait manquer d’arriver, à en juger par l’expression énergique du visage de l’Écossais ; or, si cette pensée d’attaquer son hôte, hôte des plus incommodes, comme on voit, traversa un instant l’esprit du président Minard, elle passa aussi rapide qu’un nuage chassé par le vent, et cet esprit lucide, s’il en fut, vit tout d’abord qu’il avait, dans l’exécution d’une résolution pareille, toute chose à perdre et bien peu à gagner.

Or, parmi les choses à perdre, il y avait sa vie, qui était fort douce à ce bon président Minard, et qu’il tenait à garder le plus longtemps possible. Il chercha donc un biais pour sortir de ce pas difficile, où son instinct lui disait qu’il avait tant à craindre que, si avare qu’il fût, il eût bien donné cinquante écus d’or pour avoir ce damné Écossais de l’autre côté de la porte, au lieu de l’avoir simplement de l’autre côté de la table. Ce biais, ce fut de faire avec cet hôte forcé ce que certaines personnes font avec les chiens féroces, c’est-à-dire de le flatter et de le câliner. Ce fut donc, cette résolution une fois prise, d’un ton qu’il essaya de rendre enjoué, qu’il interpella le jeune homme.

– Voyons, monsieur, lui dit-il, à votre façon de vous exprimer, à votre figure pleine d’intelligence, à votre tournure distinguée, je puis affirmer, sans me tromper, que vous n’êtes pas un homme du commun, et, je dirai même plus, c’est que vous révélez en vous le gentilhomme de bonne maison.

L’Écossais s’inclina, mais sans répondre.

– Eh bien ! continua le président, puisque je parle à un homme bien élevé et non à un citoyen fanatique (il avait grande envie de dire : et non à un assassin comme votre compatriote, mais la prudence habituelle aux gens de robe le retint), et non à un citoyen fanatique comme votre compatriote, permettez-moi de vous dire qu’un seul homme n’a point le droit, d’après sa seule appréciation, de se faire juge de la conduite de ses semblables : une foule de considérations peuvent l’égarer, et c’est même pour que chacun ne se fît pas juge dans sa propre cause que les tribunaux ont été institués. J’admets donc, jeune homme, que votre compatriote ait été parfaitement consciencieux en faisant ce qu’il a fait ; mais vous avouerez avec moi que, si chacun avait le droit de justice, il n’y aurait pas de raison, par exemple, en supposant, et c’est une supposition, que vous partageassiez les opinions de votre compatriote, il n’y aurait pas de raison pour que vous, homme bien élevé et de sang-froid, vous ne vinssiez pas m’arracher la vie au milieu de ma famille, sous prétexte que vous n’approuvez pas non plus la condamnation du conseiller Dubourg.

– Monsieur le président, dit l’Écossais, qui, à travers ce filandreux discours, voyait transparaître la pusillanimité de maître Minard, monsieur le président, permettez-moi, comme on dit au parlement, de vous rappeler à la question, ni plus ni moins que si, au lieu d’être un président, vous étiez un simple avocat.

– Mais, à la question, nous y sommes, au contraire, il me semble ; nous sommes en pleine question même, répondit Minard, qui retrouvait quelque aplomb, du moment où le dialogue rentrait dans une forme qui lui était habituelle.

– Faites excuse, monsieur, repartit l’Écossais, car vous m’interpellez directement, et, jusqu’ici, il n’est point encore question de moi ; il n’est question que de mon ami, puisque ce n’est point de ma part, mais de celle de mon ami que je venais vous demander de répondre à cette question : « monsieur le président Minard, pensez-vous que monsieur le conseiller Dubourg soit condamné à mort ? »

La réponse était bien simple, puisque le conseiller Dubourg avait été condamné à mort, une heure auparavant, et que le président Minard avait reçu à ce sujet les félicitations de sa famille.

Mais, comme maître Minard pensa qu’il y aurait peut-être, en avouant franchement l’existence de cette condamnation, qui, au reste, ne devait être connue que le lendemain, autre chose à recevoir de la part de l’Écossais que des félicitations, il continua de suivre le système qu’il avait cru prudent d’adopter.

– Que voulez-vous que je vous réponde, monsieur ? dit-il ; je ne pourrais là-dessus vous donner l’opinion de mes confrères ; je pourrais tout au plus vous donner la mienne.

– Monsieur le président, dit l’Écossais, je tiens votre opinion personnelle en si haute estime, que ce n’est point l’opinion de vos confrères que je vous demande, mais la vôtre.

– À quoi vous servira-t-elle ? demanda le président, continuant de biaiser.

– Elle me servira à la connaître, répondit l’Écossais, qui paraissait décidé à faire, à l’endroit de maître Minard, ce que le chien courant fait à l’égard du lièvre, c’est-à-dire à le suivre en tous ses détours jusqu’à ce qu’il fût forcé.

– Mon Dieu, monsieur, dit le président obligé de s’expliquer, mon opinion sur l’issue de cette procédure est arrêtée depuis vieux temps.

Le jeune homme regarda fixement M. Minard, qui, malgré lui, baissa les yeux et continua lentement, comme s’il eût compris la nécessité de peser la valeur de chacune de ses paroles.

– Certainement, dit-il, il est regrettable de condamner à mort un homme qui, à d’autres titres, aurait pu mériter l’estime publique, un confrère, je dirai presqu’un ami ; mais, vous le voyez vous-même par cette lettre patente du roi, la Cour n’attend que la fin de ce malheureux procès pour respirer et pour passer à d’autres : il faut donc en finir, et je ne doute pas que, si le parlement eût reçu hier la missive de Sa Majesté, le pauvre malheureux conseiller, que je suis obligé de condamné comme hérétique, mais que je regrette bien sincèrement comme homme, n’eût subi sa peine aujourd’hui, ou ne fût bien près de la subir.

– Ah ! cela a donc servi à quelque chose que mon ami ait tué hier Julien Fresne, dit l’Écossais.

– Pas à grand-chose, répondit le président ; ce sera un retard, voilà tout.

– Mais enfin, un retard d’un jour, c’est toujours vingt-quatre heures de répit données à un innocent, et, en vingt-quatre heures, bien des choses peuvent changer.

– Monsieur, dit le président Minard, qui peu à peu, en sa qualité d’ancien avocat, reprenait des forces dans la discussion, vous parlez toujours du conseiller Dubourg comme d’un innocent ?

– J’en parle au point de vue de Dieu, monsieur, dit l’Écossais levant gravement un doigt vers le ciel.

– Oui, dit le président ; mais au point de vue des hommes ?

– Croyez-vous, maître Minard, demanda l’Écossais, que, même au point de vue des hommes, la procédure soit bien sincère ?

– Trois évêques l’ont condamné, monsieur, trois évêques ont rendu la même sentence ; trois sentences conformes.

– Ces évêques n’étaient-ils pas à la fois juges et parties dans la cause ?

– Il se peut, monsieur ; mais aussi, comment un huguenot s’adresse-t-il à des évêques catholiques ?

– À qui vouliez-vous qu’il s’adressât, monsieur ?

– C’est une question fort grave, dit maître Minard, et hérissée de difficultés.

– Aussi, cette question, le parlement a-t-il résolu de la trancher.

– Comme vous dites, monsieur, répondit le président.

– Eh bien ! monsieur, mon compatriote s’est imaginé que c’était à vous que revenait la gloire de cette condamnation.

Il y eut, à cette question, dans l’esprit du président, une honte telle de reculer devant un homme, quand il venait justement de se vanter devant dix autres d’avoir accompli l’acte sur lequel on le questionnait, qu’après avoir consulté des yeux ses parents, et avoir recueilli, à ce qu’il paraît, une certaine force dans leurs regards :

– Monsieur, dit-il, la vérité me force à dire que, dans cette circonstance, j’ai, en effet, sacrifié à mon devoir l’amitié bien tendre et bien réelle que je portais à mon confrère Dubourg.

– Ah ! fit l’Écossais.

– Eh bien ! monsieur, demanda maître Minard, qui commençait à perdre patience, où cela nous mène-t-il ?

– Au but, et nous en approchons.

– Voyons, qu’importe à votre compatriote que j’aie influé ou non sur la détermination du parlement ?

– Il lui importe beaucoup.

– En quoi ?

– En ce que mon compatriote prétend que, puisque c’est vous qui avez noué l’affaire, c’est à vous de la dénouer.

– Je ne comprends pas, balbutia le président.

– C’est bien simple, cependant : au lieu d’user de votre influence pour la condamnation, usez-en pour l’acquittement.

– Mais, dit un des neveux s’impatientant à son tour, puisqu’il est condamné, votre conseiller Anne Dubourg, comment voulez-vous que mon oncle le fasse acquitter maintenant ?

– Condamné ! s’écria l’Écossais ; n’avez-vous pas dit, là-bas, que le conseiller Dubourg était condamné ?

Le président jeta sur l’indiscret neveu un regard plein d’effroi.

Mais, ou le neveu ne vit point ce regard ou il n’y fit point attention.

– Eh ! oui, condamné, dit-il, condamné aujourd’hui, à deux heures de l’après-midi... Voyons, mon oncle, ne nous avez-vous pas dit cela, ou ai-je mal entendu ?

– Vous avez bien entendu, monsieur, dit l’Écossais au jeune homme, s’expliquant le silence du président comme il devait être expliqué.

Puis, se retournant vers Minard :

– Ainsi, aujourd’hui, à deux heures, le conseiller Dubourg a été condamné ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur, balbutia Minard.

– Mais à quoi ? à l’amende ?

Minard ne répondit pas.

– À la prison ?

Même silence de la part du président.

À chaque question de l’Écossais, son visage blêmissait ; à la dernière, ses lèvres étaient livides.

– À la mort ? demanda-t-il enfin.

Le président fit un signe de tête.

Quoique plein d’hésitation, ce signe était cependant affirmatif.

– Eh bien, soit ! dit l’Écossais. Au bout du compte, tant qu’un homme n’est pas mort, il n’y a point à désespérer, et, comme le disait mon ami, puisque vous avez tout noué, vous pouvez tout dénouer.

– Comment cela ?

– En demandant au roi l’infirmation du jugement.

– Mais, monsieur, dit maître Minard, qui, à chaque pas que faisait la scène, semblait enjamber par-dessus un précipice pour en retrouver un autre, il est vrai, mais qui, à chaque précipice enjambé, se rassurait momentanément ; mais, monsieur, quand j’aurais l’intention de faire grâce à Anne Dubourg, le roi n’y consentirait jamais.

– Pourquoi cela ?

– Mais, parce que la lettre que vous avez lue indique suffisamment sa volonté.

– Oui, en apparence.

– Comment, en apparence !

– Sans doute : cette lettre du roi était enfermée, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, dans une lettre du duc de Guise. Eh bien ! cette lettre du duc de Guise, que je ne vous ai pas lue, je vais vous la lire.

Et le jeune homme tira de nouveau le parchemin de sa poitrine ; mais, cette fois, au lieu de lire la dépêche du roi, il lut la lettre de François de Lorraine.

Elle était conçue en ces termes :

 

Monsieur, mon frère,

Voici enfin la lettre de Sa Majesté ; je la lui ai tirée des mains à grand-peine, et j’ai presque été obligé de lui mener la plume pour lui faire écrire ces huit malheureuses lettres dont se compose son nom. Il faut que nous ayons près de Sa Majesté quelque ami inconnu de ce damné hérétique : dépêchez-vous donc, de peur que le roi ne revienne sur sa décision, ou, le conseiller condamné, ne fasse grâce.

Votre frère respectueux,

François de Guise.

17 décembre, de l’an de grâce 1559.

 

L’Écossais releva la tête.

– Avez-vous bien entendu, monsieur ? demanda-t-il au président.

– À merveille.

– Voulez-vous que je vous relise la lettre, de peur que quelque point ne vous en ait échappé ?

– C’est inutile.

– Voulez-vous vous assurer qu’elle est bien de l’écriture et porte bien le sceau du prince lorrain ?

– Je m’en rapporte parfaitement à vous.

– Eh bien ! que ressort-il pour vous de cette lettre ?

– Que le roi a hésité à écrire, monsieur ; mais, enfin, que le roi a écrit.

– Mais a écrit à contrecœur ; et que, si un homme comme vous, par exemple, monsieur le président, allait dire à cet enfant couronné qu’on appelle le roi : « Sire, nous avons condamné le conseiller Dubourg pour l’exemple, mais il faut que Votre Majesté lui fasse grâce pour la justice », le roi, à qui M. de Guise a été obligé de mener la main pour lui faire écrire les huit lettres de son nom, le roi ferait grâce.

– Et si ma conscience s’oppose à ce que je fasse ce que vous me demandez là, monsieur ? dit le président Minard dans l’intention évidente de tenter le terrain.

– Je vous prierai, monsieur, de vous rappeler le serment qu’a fait mon ami l’Écossais, en tuant Julien Fresne, de tuer, comme lui, tous ceux qui, de près ou de loin, auraient contribué à la condamnation du conseiller Dubourg.

En ce moment, bien certainement, l’ombre du greffier, pareille à une ombre de lanterne magique, passa sur la muraille de la salle à manger ; mais sans doute le président détourna-t-il la tête pour ne pas la voir.

– Ah ! c’est insensé, ce que vous me dites là ! répondit-il au jeune homme.

– Insensé ! Pourquoi cela, monsieur le président ?

– Mais, parce que vous m’adressez une menace, à moi, à un magistrat, et cela dans ma maison au sein de ma famille.

– C’est afin que vous puisiez, monsieur, dans les considérations mêmes de la maison et de la famille, un sentiment de pitié pour vous-même, que Dieu n’a point mis pour les autres dans votre cœur.

– Il me semble, monsieur, qu’au lieu de vous repentir et de me faire des excuses, vous continuez de me menacer !

– Je vous ai dit, monsieur, que celui qui avait tué Julien Fresne avait juré la mort de tout homme qui s’opposerait à ce qu’on rendît la liberté et sauvât la vie à Anne Dubourg, et que, de peur qu’on ne doutât de sa parole, il avait commencé par tuer le greffier, moins parce qu’il tenait ce greffier pour coupable, que parce qu’il voulait, par sa mort, donner à ses autres ennemis, si haut placés qu’ils fussent, un salutaire avertissement. Demanderez-vous au roi la grâce d’Anne Dubourg ? Je vous somme de répondre au nom de mon ami.

– Ah ! vous me sommez de vous répondre au nom d’un meurtrier, au nom d’un assassin, au nom d’un voleur ? s’écria le président exaspéré.

– Remarquez bien, monsieur, dit le jeune homme, que vous êtes libre de me répondre oui ou non.

– Ah ! je suis libre de vous répondre oui ou non ?

– Sans doute.

– Eh bien ! alors, dites à votre Écossais, hurla le président, mis hors de lui par le sang-froid même de celui qui l’interrogeait, dites à votre Écossais qu’il y a un homme qu’on appelle Antoine Minard, un des présidents de la Cour, qui a juré, lui, la mort d’Anne Dubourg ; que ce président n’a qu’une parole, et qu’il vous le prouvera demain.

– Eh bien ! monsieur, répondit sans faire un geste et sans donner signe d’émotion Robert Stuart, en répétant presque les mêmes paroles qui venaient d’être dites ; sachez qu’il y a un Écossais qui a juré la mort de M. Antoine Minard, un des présidents de la Cour ; que cet Écossais n’a qu’une parole et qu’il vous le prouve aujourd’hui.

En disant ces derniers mots, Robert Stuart, qui avait passé sa main droite sous son manteau, décrocha un de ses pistolets, l’arma sans bruit, et, avant que l’on songeât même à l’en empêcher, tant le mouvement avait été prompt, ajusta M. Minard d’un côté à l’autre de la table, c’est-à-dire presque à bout portant, et lâcha le coup.

M. Minard tomba à la renverse lui et sa chaise. Il était mort.

Une autre famille que celle du président eût sans doute cherché à saisir l’assassin ; mais, loin de là ; tous les convives du défunt président ne songèrent qu’à leur propre sûreté : les uns s’enfuirent dans l’office, en poussant des cris désespérés, les autres se fourrèrent sous la table, en se gardant bien de rien dire. Ce fut une déroute générale, et Robert Stuart, se trouvant en quelque sorte seul dans cette salle à manger, d’où chacun semblait avoir disparu par une trappe, se retira lentement à la manière des lions, comme dit Dante, et sans que personne songeât le moins du monde à l’inquiéter.